Quid faciat laetas segetes, quo sidere terram
uertere, Maecenas, ulmisque adiungere uitis
conueniat, quae cura boum, qui cultus habendo
sit pecori, apibus quanta experientia parcis,
hinc canere incipiam.
Virgile, préambule des Géorgiques
L’intérêt de la poésie et plus largement de la littérature pour l’environnement n’est pas propre aux XXe et XXIe siècles. Il est présent dès ses origines antiques, comme le montrent ces premiers vers des Géorgiques du poète latin Virgile, écrits entre 37 et 30 avant l’ère commune : « Quel art fait les moissons fécondes ; sous quel astre, il convient de labourer et de marier les vignes aux ormes, Mécène ; quels soins il faut donner aux boeufs, quelle sollicitude apporter à l’élevage du troupeau ; quel art demandent les économes abeilles : voilà ce que maintenant je vais chanter. » La terre chantée par Virgile ne correspond pas au concept, toujours très flou, de « nature ». C’est la terre au sens de terreau, de terrain agricole et humain, de territoire à explorer, conquérir, exploiter et transmettre. C’est un environnement déjà très anthropisé que chante Virgile, si bien qu’en 2019, Frédéric Boyer a traduit « Géorgiques » par le très beau titre Le souci de la terre, pour donner à réentendre le mot latin cura, le soin et la sollicitude. Comme bien d’autres poétesses et poètes, Virgile a pour but de nous aider à mieux habiter la terre.
La prise de conscience environnementale n’est donc pas si nouvelle, et la littérature n’a pas attendu le dérèglement climatique pour en parler. Mais elle est désormais étudiée par une nouvelle approche, qui étudie la création littéraire dans ses rapports avec l’environnement naturel : l’écopoétique. Si l’écocritique américaine est, comme sa littérature, davantage centrée sur la nature sauvage, l’écopoétique s’intéresse davantage à « ce qui a lieu », pour reprendre le titre de l’essai de Pierre Schoentjes : ce qui fait le lieu, ceux qui font le lieu. Le présent écrit a pour seul objectif de présenter le thème « Faire terre » des deux événements Nuits des forêts et Célébrer le vivant en 2025. Il ne prétend pas être un article de fond, mais simplement un éclairage pour le public et une mise en appétit pour revenir en littérature.
Avant d’aborder la notion d’écopoétique, un très bref historique s’impose, pour se remémorer les liens entre poésie et environnement, terre et territoire (termes qui seront préférés dans cet écrit à la notion ambigüe de nature). Pour ce panorama non exhaustif, on peut simplement se rappeler quelques-uns des grands poèmes francophones, que chacun·e a en tête : la plainte de Ronsard face aux bûcherons qui massacrent « sa » forêt de Gâtine ; les regrets ligériens de Du Bellay, se languissant à Rome de « son » petit Liré ; les poèmes composés en exil à Guernesey par Victor Hugo, et même son parcours du paysage « à l’heure où blanchit la campagne » vers la tombe de sa fille ; l’évocation par Heredia du « rêve héroïque et brutal » des conquistadores colonisant l’Amérique ; le Cahier d’un retour au pays natal d’Aimé Césaire, « potomitan » de la négritude et de la lutte contre le colonialisme qui évoque le retour vers la Martinique de son enfance.
Une autre modalité du rapport au territoire se fait sous le signe du manque : c’est l’exil. Cette production poétique, issue des grands bouleversements et des grands mouvements de population du XX siècle, est représentée par Antonio Machado, Pablo Neruda ou Mahmoud Darwich, pour ne citer qu’eux. Moins connue, Marina Tsvetaïeva chante dans ses poèmes sa Russie à jamais disparue. En faisant du poète un individu toujours déjà en exil, elle revitalise la métaphore baudelairienne du poète-albatros, toujours à part :
Tout poète est par son essence un émigré, même en Russie. Un émigré du Royaume des Cieux et du paradis terrestre de la nature. Le poète – et tous les artistes – mais le poète plus que tout autre – porte au front une marque d’inconfort.
Marina Tsvetaïeva, Récits et essais, 2011
Toutefois, le rapport entre poésie et territoire n’a pas été pas forcément synonyme de respect, de nostalgie ou de célébration sereine. La terre en poésie n’est pas seulement celle qu’on exalte ou celle qu’on regrette : c’est aussi celle qu’on saisit. Toujours en vers, les épopées antiques ou médiévales exaltaient, par exemple, le territoire sur le mode de la défense ou de la conquête. Gilgamesh, le premier, conquiert la forêt de cèdres du Mont Liban en tuant leur gardien. Pour retrouver Virgile, n’oublions pas qu’il raconte avec L’Énéide, les luttes territoriales à la naissance de Rome. Bien plus tard, au Moyen Âge, Roland défend l’Empire carolingien et trouve la mort dans l’espace liminaire des Pyrénées.
Mais aujourd’hui, il ne s’agit plus de conquérir. Alors que l’humain vit majoritairement en ville, coupé de ses racines et de la nature, et alors que le climat se réchauffe dans une planète bouleversée, on assiste à un renversement que la poétesse Joséphine Bacon résume parfaitement d’un trait : “Ce n’est pas le territoire qui t’appartient, c’est toi qui appartiens au territoire ». Au XXIe siècle, s’il ne s’agit plus désormais de « faire de la terre », vieille locution verbale du défrichage, mais de « refaire terre ». Ce n’est plus au détriment de l’écosystème et sur le mode de l’appropriation. La poésie a longtemps été enrôlée dans un détachement de l’homme avec la nature, une domestication de la nature, un écrasement de l’humain « naturel » . Mais au XXIe siècle, là où il y a action de conquête, il ne peut plus y avoir poésie, ou alors du seul côté des opprimés, comme l’actualité en Palestine nous le montre en 2025. Aujourd’hui, l’anthropocène et le dérèglement climatique amènent ce que le chercheur Jean-Christophe Cavallin appelle une « époque de terreur » : un temps d’angoisse auquel la poésie répond et même, se doit de répondre pour continuer à exister. À quoi bon écrire quand le monde brûle ? Comment faire poésie face à la destruction du vivant ? La poésie ne serait-elle plus qu’un divertissement léger quand, au dehors, soufflent les tempêtes ?
L’écopoétique a tout à voir étymologiquement avec un « faire terre » : il s’agit d’un mouvement de fabrique, de recréation (poiesis en grec) du lieu d’habitation (oikos en grec, la maison). Écrire aujourd’hui, c’est appréhender autrement notre maison qu’est la terre. Ce « faire terre » retrouve le sens et le respect des espaces naturels. Il reprend racine dans l’écosystème, au sein d’un vaste mouvement écologique, au sens large, dont la poésie contemporaine francophone se fait souvent l’écho. Il est significatif que Joséphine Bacon, citée plus haut, soit innue, peuple autochtone de la péninsule Québec-Labrador. C’est en effet désormais chez les peuples colonisés ou les minorités persécutées qu’il faut aller observer le lien le plus vif, le plus étroit – car souvent vital – entre l’humain et le territoire. À l’heure du dérèglement climatique et de la raréfaction des ressources, la sagesse autochtone enseigne qu’il s’agit moins de conquérir que d’accueillir ce qui s’offre à soi, avec l’humilité et la gratitude que la poésie est parfois seule à pouvoir exprimer.
Je suis née de la pluie et de la terre
J‘ai grandi dans l‘insouciance de mon enfance
Tu es fait de cendres et de poussières
Où te mènera donc ton inconscience ?
Rita Mestokosho, Née de la pluie et de la terre, 2014, éd. Bruno Doucey
Autre poétesse innue, Rita Mestokosho utilise, comme Joséphine Bacon, le terme de nutshimit.Couramment utilisé pour désigner le territoire, il se traduit en français comme « en forêt, à l’intérieur des terres ». C’est un espace naturel de ressourcement, où une personne innue se sent bien, « chez elle », dans une perspective d’appartenance au territoire. Ce terme désigne autant un espace qu’une manière de concevoir le monde : sans horizons, sans murs, sans adresses, sans frontières.
Dans le Nutshimit, il n’y a pas de poussière, il n’y a pas de saleté, alors tu ne te salis pas. Au lieu de sentir le Chanel 5, tu vas sentir l’épinette noire, l’épinette blanche, ou l’épinette rose. Nutshimit va s’imprégner de toi. Le territoire ne t’appartient pas, tu appartiens au territoire. Tu es attentif à ses vents, à ses bruits et le Nutshimit va te prendre dans ses bras et te protéger. Le Nutshimit va s’infuser en toi, et alors tu vas pouvoir te connecter à tes rêves.
Joséphine Bacon, entretien avec Histoires ordinaires, 2022
Avec cette écopoétique, on assiste à une topographie des marges, tournée vers ce qu’on pourrait appeler un « arrière-pays », en soi ou à l’extérieur de soi. Le mouvement vers sa propre intériorité passe aussi par le retour à la nature sauvage et par l’attachement à un territoire-racine. Il s’agit de réhabiter pleinement le monde, poème par poème.
Réhabiter, c’est aussi réhabiliter. Ce retour passe aussi par d’autres éléments silenciés comme les langues régionales. Faire terre, c’est reprendre langue. Le présent écrit ne permet pas de développer davantage cet aspect, mais on peut évoquer les poétesses de langues occitanes Paulina Kamakine, Aurélia Lassaque, Maëlle Dupon ou, plus anciennement, Marcelle Delpastre :
Terre, ô terre qu’avons rejetée – terre arable des porcs
et des blés, vase suante des tourbières
– ô nourricière boue – tu es le champ, je tiens la houe –
– et c’est la corde qui me noue au plus chaud de moi-même.
Marcelle Delpastre, Poésie modale III, 2000, éd. Lo Camin de Sent Jaume
Réhabiter le monde peut avoir un autre sens. Il s’agit de le réenchanter, de le repeupler de créatures, de mythes, d’histoires, de poésie, et c’est l’objectif commun de certains branches de la pensée écoféministes et de poètes et poétesses contemporains. Mais il s’agit aussi de s’y refaire une place soudain déniée, voire volée : « Nous ne cherchons pas la propriété de la terre, nous proposons un autre art de l’habiter. » dit la leader mapuche Moira Millán. La poésie se fait alors plus engagée encore. « Ni las mujeres ni la tierra somos territorios de conquista ! » (« Ni les femmes ni la terre ne sommes des territoires de conquête ! »).Ce slogan, apparu par la voix du groupe féministe anarchiste bolivien Mujeres Creando, est né d’une opposition à l’aménagement destructeur d’une autoroute dans la forêt amazonienne. Nombreuses sont les similitudes entre les modes de surexploitation de l’écosystème et les modalités d’oppression de genre.
Aujourd’hui, les femmes s’engagent pour la récupération et la défense simultanée du territoire-corps et du territoire-Terre. Elles dénoncent les violences sexuelles. […] Il s’agit de travailler sur la douleur, sur l’expropriation.
Lorena Cabnal, entretien dans Cahiers du genre, n°59, 2015
Penseuse maya guatémaltèque, Lorena Cabnal utilise ici le concept très vivifiant de « corps-territoire » – ou « Territoire-Corps » – avancé par les penseuses féministes d’Amérique latine. Ce terme, à l’intersection des luttes, désigne à la fois le caractère relationnel et interdépendant du corps humain avec l’endroit qu’il habite, et, de manière particulière, le fait que le corps des femmes racisées a historiquement été opéré comme principal lieu d’expression du pouvoir patriarcal, comme le rappelle la philosophe Lina Alvarez Villarreal. Dans ce sens, ce terme montre que la voie de la libération ne peut être atteinte qu’en libérant la terre. La lutte contre les violences extractivistes et contre l’expropriation territoriale ne se sépare pas de la lutte contre les oppressions sexistes et les féminicides. Faire terre et faire corps sont liés :
Je ne suis pas maîtresse
je ne suis pas maison
pas miel
pas vase
pas réconfort […]
ni attente
ni amante
ni aimée
ni à personne
Regina Jose Galindo, Rabia / Rage, éd. Lisière, 2020
Là encore, l’espace de cet écrit ne permet pas un plus long développement sur ce sujet passionnant. Il est impossible de clore le propos sans aborder un dernier sens : réhabiter de manière multiple, non pas sur une, mais plusieurs terres. Dans un monde post-moderne et post-colonial, Le corps même de la poétesse ou du poétesse fait parfois signe que l’enracinement est multiple et que faire terres peut s’accorder au pluriel, comme l’écrit la poétesse invitée de Célébrer le vivant en 2025, Patricia Houéfa Grange :
Je vous mange tous, racines de mon arbre généalogique
à la table des réunions de vos branches déployées
farines mêlées des sèves de tous mes pays […]
Vous habitez tous en moi, souverains, navigateurs,
esclaves, maîtres, colons et colonisés
et chaque soleil qui sur le jour se lève
résonne de l’unisson de vos voix
Patricia Houéfa Grange, Métisse et alors ? éd. l’Iconoclaste, 2023
Chez cette poétesse, le dialogue entre l’espace intérieur et l’espace extérieur, et notamment entre le corps et le végétal.
Je me suis présentée à l’entrée
de mon Bois Sacré
J’ai avancé insécure
vers la forêt obscure
où pousse Généalogie
Patricia Houéfa Grange, Métisse et alors ?
Par l’écriture et un rapport plus étroit au vivant, la poétesse retrouve une lignée mémorielle multiple, où l’histoire familiale est aussi un écho de l’Histoire (en l’occurence, celle de la colonisation). Elle évoque également l’Arbre de l’Oubli, à Ouidah au Bénin, dont les futurs esclaves faisaient le tour afin d’y abandonner leur identité et leurs souvenirs, mais aussi l’Arbre du Retour. Chaque arbre est ici symbolique, dans le sens étymologique du σύμβολον (sumbolon), jeton coupé en deux qui servait de reconnaissance et de garantie de retour et d’hospitalité, objet à deux faces entre l’intériorité et un extérieur bien réel. Faire terre, en poésie, c’est aussi retrouver ces espaces identitaires et symboliques, sans se les approprier pour autant et surtout, sans exclusivité.
Ce très bref parcours poétique, volontairement focalisé sur les poétesses, avait l’objectif de mieux présenter la thématique « Faire terre » dans laquelle les deux événements de l’association Journées sorcières s’enracinent. Espérons que cette réflexion modeste, souvent suggestive et peu approfondie, ait éclairé le thème des événements et surtout, ait fait raciner des envies de retour en poésie.
Thomas Gargallo, directeur artistique des événements Journées sorcières 2025
photo de couverture : la poétesse Patricia Houéfa Grange (crédit : Patricia Houéfa Grange)